Pourquoi faudrait-il démanteler EDF ?
Par Dominique Finon et Michel Gay
Le projet de réorganisation d'EDF, aux objectifs discutables, n'est pas un passage obligé vers une plus grande efficacité.
Anciennement nommé Herculeet à présent Grand EDF, il est contesté par les syndicats qui y voient non sans quelques raisons un démantèlement du service public. Les partis politiques de droite et de gauche craignent une privatisation des filiales d'EDF et la suppression d'une entreprise à vocation nationale.
De quoi s’agit-il ?
Ce plan, aujourd’hui soutenu à bout de bras par les dirigeants d'EDF nommés pour le mettre en application, a été conçu en 2018 par les milieux financiers (Société Générale, JP Morgan, UBS, Oddo et Natixis) à la demande de l'Agence des participations de l'Etat.
Il démantèle EDF pour être compatible avec les règles européennes en poursuivant quatre objectifs principaux :
- faciliter le financement des grands investissements dans les énergies renouvelables (EnR). Les activités non nucléaires d’EDF (ventes et services, productions des EnR, et distribution (Enedis)) serait alignées sur celles des autres énergéticiens européens en créant une entreprise autonome ayant un statut différent : EDF Vert (appelée depuis avril « Energies Nouvelles et Réseaux») privatisable jusqu’à 35 % ;
- faire accepter par Bruxelles la Nouvelle Régulation de l’Électricité Nucléaire Historique (NoRENH) en tant que service d'intérêt général reconnu par le droit européen. Cette NoRENH devrait porter sur l'ensemble de la production d’électricité nucléaire, et pas seulement sur le quart comme actuellement, et avec un prix rehaussé de 15 %. Le dispositif actuel de l'accès régulé à l’électricité nucléaire historique (ARENH) a été conçu uniquement pour favoriser le développement des concurrents d’EDF ;
- rechercher un meilleur cadre de financement pour les projets nucléaires futurs. Les productions nucléaires seraient renationalisées dans une société publique EDF Bleu séparée des autres activités ;
- permettre de conserver les concessions hydrauliques dans le giron public avec la création d'une quasi-régie, EDF Azur.
Excepté ce dernier objectif, les trois autres sont discutables.
Les deux premiers reposent sur une volonté de déroger aux règles de la concurrence européennes dans le secteur électrique. C’était déjà le cas avec l'ARENH mis en place en 2011, et c'est encore le cas avec la NoRENH.
Or, il est possible de se passer de cette dérogation qui met la France en position de faiblesse entre les mains de Bruxelles.
En effet, la France se retrouve dans l’obligation de quémander l’autorisation de Bruxelles pour toute modification de sa propre organisation !
Le troisième repose sur la représentation du « bon énergéticien » aux yeux des milieux financiers dont la stratégie est centrée sur le seul développement de grands projets EnR à l'international, sans nucléaire, sous l'influence de l'Allemagne...
Que faire ?
Ces trois objectifs peuvent être traités autrement que par la réorganisation complète d'EDF en ayant une vision à long terme de l'intérêt national souvent perdu de vue au sein même de l'Etat.
Trois options viennent d'être présentées au chef de l'Etat par le Ministre de l'économie à la mi-juin 2021 :
- 1) abandonner la réforme (ce qui serait le plus sage en procédant simplement à la création de la quasi-régie hydraulique),
- 2) la lancer dans son intégralité,
- 3) procéder en deux temps en commençant par ce qui serait le moins conflictuel.
Dans ce dernier cas, une quasi-régie hydraulique (acceptée par Bruxelles) serait créée et les actifs de production nucléaire seraient nationalisées (une loi simplifiée serait en préparation) et, dans un second temps, la réforme de l'ARENH (hausse du prix régulé de 42 à 48 €/MWh et couverture de toute la production nucléaire par le dispositif) serait présentée à Bruxelles pour accord, ce qui conduirait obligatoirement à l'éclatement d'EDF en mettant le Parlement français devant le fait accompli.
Restaurer les marges d'EDF en abandonnant l'ARENH
Il existe un autre moyen de restaurer les marges d'EDF : supprimer l'ARENH prévu jusqu'en 2025 ainsi que les tarifs règlementés de vente (TRV) sur le secteur résidentiel. Cette suppression est nécessaire pour obtenir l'autorisation de Bruxelles !
Ces deux dispositifs (ARENH et TRV) privent EDF d'une partie de ses marges.
En 2019, l'entreprise a ainsi perdu près de 1,7 milliards d'€ (900 millions pour le TRV sur 133 TWh vendus et 800 millions pour l'ARENH) alors que le prix moyen du marché a été de 52 €/MWh.
En effet, pour favoriser l’implantation en France de concurrents d’EDF qui se fournissent sur le marché de gros dont les prix sont presque toujours supérieurs aux TRV, le gouvernement a créé une concurrence artificielle avec le dispositif de l'ARENH. Il a choisi de céder aux fournisseurs alternatifs une partie de la production nucléaire d’EDF (jusqu'à 25%) à un « prix d’ami » (42 €/MWh) pour… mieux concurrencer EDF dans le seul but de se conformer aux critères de la doxa bruxelloise émanant des traités !
Cette situation ubuesque résulte de la résistance de la France à mettre en œuvre le modèle de marché prescrit par les directives européennes successives afin de continuer à faire bénéficier (louable intention) les consommateurs français de la rente nucléaire.
La situation financière d'EDF est dramatisée.
Les milieux financiers ont une vision étriquée d’EDF et de sa mission d'intérêt général. Ils ne prennent pas en compte ses contraintes réglementaires (ARENH, TRV).
La politique de développement forcé des EnR soutenues des subventions publiques font baisser les prix du marché, et donc les revenus d’EDF.
Les agences de notation et les médias spécialisés reprochent régulièrement à EDF ses mauvaises performances financières qui seraient dues à des erreurs de stratégies et à son entêtement dans le nucléaire.
Mais pourquoi ne reprochent-ils pas à l'Etat de tondre la laine sur le dos d'EDF ?
De plus, en 2021, l’augmentation du prix de la tonne de CO2 (50 €/tCO2 en mai 2021 au lieu de moins de 10 €/t avant 2020), augmentera le prix moyen de l’électricité vers 60-70 €/MWh sur le marché de gros européen et devrait rapporter à EDF un milliard d'euros supplémentaire.
La justification du projet Hercule s'est donc établie sur fonds d'exagération de la situation d'endettement d'EDF et de théâtralisation d'un marché international des EnR.
La dette d’EDF n'a rien d'abyssal au regard de ce qu'elle a été pendant la période de développement du programme nucléaire. Dans les années 80 et 90, elle a atteint 34 milliards d'€, soit 150% de son chiffre d'affaires de l'époque, alors que les 42 milliards d’€ actuels correspondent aujourd’hui à 60% de son chiffre d’affaires.
Certes, le ratio « dette/EBITDA[1] » d’EDF (bénéfice avant intérêts, impôts et amortissements, la référence des prêteurs) est au-dessus du sacro-saint niveau de 2,5 mais il reflète seulement la courte-vue des institutions financières.
Ce ratio de court terme est-il vraiment adapté pour des emprunts destinés à financer des équipements à longue durée de vie qui rapporteront encore bien au-delà de l'horizon du calcul des prêteurs, comme c’est le cas pour le nucléaire ?
De plus, le soi-disant « mur d'investissements » de 6 milliards d’€ annuel doit être relativisé. Il correspond à environ 2,5 milliards d'€ annuel dans le grand carénage et à 2,5 milliards par an dans le futur programme de six EPR 2 estimé à 47 milliards étalés sur 20 ans.
S’y ajoutent l'engagement annuel d'un milliard dans Hinkley Point C et, éventuellement, 2 à 3 milliards prévus selon le plan stratégique CAP 2030 pour installer 30 gigawatts d'EnR (!) d'ici 2030 en France et ailleurs.
L’enveloppe annuelle d'investissement du groupe EDF étant d’environ 15 milliards d’€, il s’agit plutôt d’un muret correspondant à un peu plus du tiers de cette enveloppe.
Il ne s’agit donc pas d’un mur d'investissement mais tout au plus d’une série de haies à enjamber.
Pourquoi accorder la priorité aux EnR ?
Les milieux financiers mettent en avant leur propre vision de la transition énergétique calée sur la bien-pensance bruxelloise aiguillonnée par… Berlin voulant atténuer l’échec de son « energiewende ».
Ils estiment que la création d'une entité isolée des actifs nucléaires et en partie privatisée (EDF Vert) augmenterait la valorisation boursière et faciliterait le financement des EnR. Ils mettent en avant le modèle d'affaires d’Iberdrola, ENEL et du danois Orsted qui, en misant sur les seules EnR, ont des capitalisations boursières deux à trois fois plus importantes qu'EDF.
Manifestement, l'engouement des marchés financiers spéculatifs pour les EnR subventionnées a fini par marquer les esprits.
Cette pseudo transition énergétique bas-carbone mise principalement sur des technologies non pilotables et intermittentes, sans faire valoir l'originalité de la transition électrique française à dominante nucléaire.
Ainsi, lors de son audition devant les députés du 10 février 2021, le président d'EDF déclarait « Hercule permettrait de doubler l'effort d'investissement sur les EnR avec 20 milliards d'investissements additionnels sur les dix prochaines années », grâce à cette meilleure crédibilité financière.
Les milieux financiers estiment qu’avoir des ambitions dans le nucléaire ne serait pas compatible avec le « nouveau monde » dans lequel il faudrait privilégier les seules EnR.
Et l'intérêt national ?
Les sirènes des marchés financiers et la bien-pensance germano-bruxelloise font perdre de vue l'intérêt national et celui des consommateurs français.
Même en partie privatisée, EDF est une entreprise au service de la politique d'indépendance énergétique de la France et de la préservation du climat. Elle doit rester une entreprise au service de l'intérêt collectif sans chercher à s'aligner aveuglément sur les énergéticiens européens adulés par les milieux financiers, dû-t-elle souffrir de leur dédain.
Elle est aussi le seul acteur à pouvoir garantir la sécurité de fourniture de long terme à laquelle ne contribuent nullement ses grands concurrents français qui ne construisent aucun nouvel équipement de production pilotable en France.
Son engagement dans le nucléaire garantit les faibles émissions de carbone du secteur électrique et préserve une filière industrielle de pointe dans laquelle la France excelle encore.
La France devra-t-elle dépendre du nucléaire chinois dans le futur ?
D’autres chemins sont possibles
Le maintien de l'organisation actuelle d'EDF permet de se passer du projet « Hercule », ou de ses variantes, même si la direction d'EDF dramatise à dessein la situation financière d’EDF pour faire valoir son projet.
La France doit obtenir de Bruxelles que le règlement des aides d'Etat sur l'énergie soit être élargi à toutes les technologies bas-carbone, y compris le nucléaire (il ne couvre que les EnR actuellement), et qu’elles bénéficient des mêmes dispositifs de garanties de revenus tels que les compléments de rémunération appliqués aux seuls EnR.
A l’État français d'être pugnace auprès de Bruxelles pour contrer l'hostilité de l’Allemagne soutenue par des lobbies verts (y compris français). C'est un combat loin d'être gagné comme le montre la possible exclusion du nucléaire de la « taxonomie » des technologies durables bénéficiant de financements privilégiés des banques privées et publiques.
Plutôt que de démanteler EDF pour obtenir l’accord de Bruxelles, ce combat serait plus légitime pour l'intérêt national.
Cet élargissement faciliterait les investissements dans le nucléaire par des « contracts for differences » (CfD), comme celui mis en place pour la construction de la centrale nucléaire d'Hinkley Point C en Grande Bretagne. Il permettrait également de reporter sur les États le risque de construction tant pointé par les milieux financiers.
Une note récente du Trésor et d'EDF sur le financement des EPR2 estime que, en bénéficiant de CfDs et de la garantie de l'Etat pour emprunter, des taux d'emprunt de 4 à 5% sont possibles en tenant compte d'une prime de risque, quand le financement des projets EnR peut se faire à des taux de 2 à 3%.
D'autres chemins que le projet actuel de réorganisation d’EDF sont possibles pour répondre au défi du financement du futur nucléaire et du Grand Carénage.
En abandonnant les TRV et l'ARENH qui lui coûtent plus d'un milliard d’euros par an, EDF verrait déjà ses marges restaurées en grande partie, sachant que la suppression des TRV, bien expliquée à l'opinion publique serait tout à fait acceptable, comme le montre celle récente des TRV gaziers.
Ceci implique que l’État sorte de son ambigüité politicienne, et qu'il ait foi dans l'originalité de la transition énergétique à la française à dominante nucléaire.
Loin du chant redoutable des sirènes allemandes et bruxelloises, le gouvernement français devrait, pour le bien de la France, soutenir le nucléaire d’EDF, son entreprise électrique nationale, et cesser de prêter l'oreille aux seuls milieux financiers internationaux.
[1] L'EBITDA est un sigle anglais dont la signification est "earnings before interest, taxes, depreciation, and amortization".