Le nucléaire durable surgénérateur est une nécessité technique et morale qui doit s’anticiper dès aujourd’hui
Par Michel Gay
Dans sa déclaration d’investiture à l’Assemblée nationale le 19 juin 1997, le premier ministre Lionel Jospin a déclaré « Le surgénérateur qu’on appelle Superphénix sera abandonné ». Le 2 février 1998, un Conseil interministériel a confirmé cette déclaration en prononçant l’arrêt définitif immédiat de ce réacteur nucléaire à neutrons rapides (RNR).
Une décision arbitraire catastrophique
Les conditions dans lesquelles l’arrêt de Superphénix ont été décidées sont choquantes. Il s’agit d’un acte arbitraire, sacrifiant pour des raisons de circonstance électorale un grand programme qui n’avait de sens que dans la durée. Les décisions ont été prises sans concertation ni préparation, en refusant tout débat parlementaire préalable. Au-delà du sort de Superphénix, du devenir de la filière des réacteurs surgénérateurs à neutrons rapides (RNR), et même de la place du nucléaire dans la politique énergétique nationale, il y a là un problème de fond pour le fonctionnement d’une démocratie moderne.
Une telle décision prise « pour un plat de lentilles » vertes, sans concertation ni débat au Parlement, afin de s’assurer les voix écologistes, a été une faute lourde, quelle que soit l’échéance considérée. Ce fut aussi une manifestation de mépris à l’égard des milliers de salariés et de leur dignité alors que ce gouvernement, comme ceux qui l’ont suivi, déclarait mettre l’emploi au premier rang de ses préoccupations.
Moins de déchets
De plus, selon plusieurs rapports (comité des applications de l’Académie des sciences de mai 1992, Conseil économique et social de novembre 1993, et celui établi en juin 1996 par la commission présidée par le professeur Raimond Castaing) un RNR de grande puissance constitue le seul moyen de parvenir à détruire les sous-produits radioactifs à vie longue (les actinides) engendré par le fonctionnement de tout réacteur nucléaire. Cette destruction permanente au cœur du réacteur permet de faciliter ensuite la gestion des déchets radioactifs résiduels.
Aujourd’hui, le plutonium produit dans les réacteurs à eau et à neutrons lents (RNL) d’EDF est partiellement réutilisé dans les combustibles (appelés MOX) de certains réacteurs du parc français (une vingtaine sur 56).
L’emploi du plutonium dans des RNR permettrait de gérer le stock de plutonium qui s’accumule en attendant… de futurs RNR. Aujourd’hui, cette mine de plutonium, associée à l’uranium appauvri, représente un potentiel énergétique considérable.
Les RNR sont les mieux placés pour faire disparaître les actinides tout en produisant de l’énergie grâce à ce plutonium excédentaire.
Sabordage du nucléaire ?
Avoir tué le RNR Superphénix en 1998 et le projet de démonstrateur de RNR Astrid en 2019, a été un coup de massue portée à une filière de production d’électricité et de chaleur qui joue un rôle essentiel dans une stratégie énergétique soucieuse de l’avenir.
Alors que la France semble baisser les bras dans ce domaine par manque de personnel et d’argent selon l’administrateur général du CEA, d’autres pays poursuivent leurs efforts sur la voie des RNR, tels la Russie, le Japon, l’Inde, et la Chine.
La France a délibérément abandonné la filière des RNR surgénérateurs alors que, dans ce domaine, elle était reconnue dans le monde entier il y a 30 ans. Elle avait alors 20 ans d’avance sur le reste du monde. Le moment venu, faudra-t-il se tourner vers ceux qui auront su montrer plus de clairvoyance et de persévérance que la France et l’Europe et qui détiendront alors les techniques et les savoir-faire ?
Comment ne pas citer Yves Bréchet, l’ancien Haut-commissaire à l’énergie atomique : « La fermeture du cycle est une condition indispensable pour un nucléaire durable et responsable, quelle qu’en soit la proportion. Les RNR sodium sont la technologie la plus mature pour réaliser cette fermeture. (…). Mais il faut avoir une idée bien singulière de ce qu’est une filière industrielle pour penser qu’on pourra se positionner dans cette course en se contentant d’études papier qui par miracle s’incarneraient dans un objet industriel le moment venu. Une telle idée ne peut germer quand dans l’entrelacs de neurones de hauts fonctionnaires qui, pour reprendre le mot féroce de Rivarol, ont « le terrible avantage de n’avoir jamais rien fait ». C’est pourtant ce que l’arrêt du programme ASTRID signifie : le renoncement à construire, tout en prétendant conserver la compétence ».
En faisant de Superphénix leur cible privilégiée, les mouvements antinucléaires internationaux voulaient détruire le cœur du dispositif nucléaire français pour l’avenir.
Les assauts contre Superphénix n’étaient que le début d’une campagne de grande envergure visant l’arrêt du programme nucléaire national. Elle a été combinée à une vaste manœuvre pour remettre en cause l’utilisation du plutonium, puis toute la politique du cycle du combustible, afin de paralyser par l’aval le fonctionnement des centrales nucléaires pour qu’elles meurent par « occlusion intestinale ».
Satisfaire la demande d’énergie
La satisfaction des besoins mondiaux en énergie dans les prochaines décades passera par l’utilisation rationnelle de réacteurs nucléaires surgénérateurs. La problématique de l’approvisionnement en énergie se pose à l’échelle mondiale, et pas seulement aux nations industrielles. Le caractère inéluctable de l’augmentation des besoins qui résulte de la croissance continue de la population du globe et du décollage économique des pays en voie de développement se heurte à la limitation des ressources naturelles récupérables, notamment du pétrole et du gaz au cours de ce siècle et, à plus long terme, du charbon.
La compétitivité du nucléaire est aujourd’hui établie non seulement pour la production d’électricité mais également pour la production directe de chaleur. Seuls les réacteurs nucléaires surgénérateurs sont susceptibles d’élever le niveau des ressources à celui des besoins pour les prochains siècles, et même probablement pour les prochains millénaires, en économisant l’uranium 235 qui, lui, est rare !
L’uranium naturel n’en contient que 0,7% (et 99,3% d’uranium 238 non directement fissile) et, en continuant à ce rythme de développement, la ressource mondiale en uranium 235 sera épuisée vers la fin de ce siècle.
L’introduction des surgénérateurs apparait donc comme une nécessité à long terme au titre de la solidarité mondiale entre les peuples et les nations, et la responsabilité en incombe entièrement aux pays les plus développés. C’est donc une nécessité morale vis-à-vis de l’humanité et des générations futures.
Quelle voie choisir ?
Deux voies principales sont possibles actuellement pour développer des réacteurs surgénérateurs :
- Celle du cycle avec du thorium 232 (fertile et encore plus abondant sur terre que l’uranium 238) produisant de l’uranium 233 (fissile) permettant d’entamer le cycle surgénérateur.
- Celle du cycle avec de l’uranium 238 (fertile et largement disponible en de nombreux endroits sur terre) produisant du plutonium (fissile) permettant également d’entamer le cycle surgénérateur.
C’est actuellement cette deuxième voie avec des réacteurs à neutrons rapides (RNR) qui est privilégiée en France et dans le monde, sauf en Inde qui, disposant d’importantes ressources en thorium dans son sous-sol, souhaite privilégier cette richesse nationale.
La production des éléments fissiles (uranium 233 ou plutonium) dans le réacteur doit être supérieure à sa propre consommation pour pouvoir extraire le surplus afin de constituer de nouveaux cœur de réacteurs. Ce « taux de régénération » doit donc être supérieur à 1 (sinon le combustible du réacteur s’épuise ou n’alimente, au mieux, que lui-même).
Pour les réacteurs français Phénix (en fonctionnement de 1973 à 2010) et Superphénix (1985 – 1998), ce taux de régénération était respectivement de 1,16 et de 1,2. Ce taux de régénération peut théoriquement atteindre 1,4 avec un cœur dit « hétérogène ».
Dans le cas de Phénix, un peu plus de 26 tonnes de combustibles ont été retraités. Il en a été extrait 4,4 tonnes de plutonium dont 3,3 tonnes ont été utilisées pour fabriquer à nouveau des assemblages neufs pour le réacteur Phénix dans une stratégie de multirecyclage.
Compte-tenu des contraintes techniques, le temps nécessaire pour obtenir suffisamment de plutonium pour fabriquer un nouveau cœur (appelé « temps de doublement ») est de 15 ans. Cela signifie que 15 ans sont nécessaires pour qu’un RNR produise suffisamment de plutonium pour fabriquer un nouveau cœur dans un autre réacteur.
Il faut donc anticiper sur presque… un siècle avant d’obtenir un parc de réacteurs surgénérateurs capable de se renouveler à l’échelle d’un pays comme la France !
Le nucléaire durable
La majorité des réacteurs actuellement exploités commercialement, et encore pour longtemps, dans le monde qui consomment moins de 1 % (0,6%) de l’uranium naturel pour en extraire l’énergie qu’ils contiennent.
Au contraire, les RNR ont la capacité de consommer la quasi-totalité de la ressource, et donc de la multiplier par 100 (!) via un multirecyclage des combustibles « régénérés » grâce au plutonium produit « in situ ».
L’énergie nucléaire sera certainement reconnue au cours de ce siècle dans l’ensemble du monde comme la composante essentielle d’une saine politique énergétique durable.
La croissance de la population du globe ira de pair avec l’augmentation inéluctable de ses besoins en énergie. Cette population atteignait à peine 2 milliards d’individus en 1900 et dépassera probablement une dizaine de milliards en 2050.
La consommation mondiale d’énergie a doublé en 40 ans. Elle représente actuellement environ 170.000 TWh alors qu’elle était de 85.000 TWh en 1985.
Selon l'Agence Internationale de l'énergie (AIE) la part de l'électricité dans la consommation finale mondiale d'énergie passerait de 20% en 2020 à 49% en 2050. La consommation d’électricité pourrait ainsi passer d'environ 25 000 TWh en 2020 à presque 60 000 TWh en 2050.
Comment satisfaire cette demande ?
Le nucléaire pour la paix
Mais cette consommation mondiale d’énergie présente d’énormes disparités. La consommation des pays les plus gourmands est 100 fois plus importante que celle des pays les moins bien pourvus.
Comment notre planète pourrait-elle connaître une paix durable tant que des inégalités aussi énormes ne seront pas aplanies ?
La liste des sources d’énergie utilisables dès à présent ou au cours de ce siècle est simple. Elle comprend les combustibles fossiles (charbon, gaz et pétrole), l’énergie solaire (captée directement ou utilisée par voies détournées telles que l’hydraulique, la biomasse, le vent, etc.), la géothermie, et l’énergie nucléaire de fission.
Cette dernière est la seule qui soit à la fois abondante, pilotable en permanence selon les besoins, sans émissions de CO2, durable (avec les réacteurs surgénérateurs), et capable de produire de l’électricité et de la chaleur.
La possibilité de tirer parti de la fusion nucléaire à des fins énergétiques pour produire de l’électricité est encore trop aléatoire pour être envisagée au cours de ce siècle (et peut-être des siècles suivants…).
Que la combustion des hydrocarbures (charbon, pétrole et gaz) soit responsable du réchauffement climatique, ou non, l’un des rares moyens disponibles pour réduire significativement leur utilisation est de développer massivement l’usage de l’énergie nucléaire. Ne serait-ce que pour cette raison, l’énergie nucléaire se développera à grande échelle dans le monde, tôt ou tard.
Alors, les RNR surgénérateurs, producteurs et consommateurs de leur propre plutonium, reviendront inéluctablement sur le devant de la scène. Ils pourront utiliser complètement l’uranium (et / ou le thorium) disponible sur terre pendant des siècles, et même des millénaires.
Il est donc inadmissible de priver délibérément la France et l’Europe des moyens de préparer cette perspective.
Au lieu de dissiper des dizaines de milliards d’euros dans les éoliennes et les panneaux photovoltaïques, la France serait bien avisée d’arrêter cette gabegie et de se concentrer sur l’essentiel pour l’avenir, à savoir développer les réacteurs nucléaires actuels EPR et préparer activement les futurs surgénérateurs pour le bien de la France et de l’humanité.