Nucléaire durable : le temps des surgénérateurs est venu !
Par Dominique Grenêche et Michel Gay
Avant de perdre nos compétences acquises depuis 30 ans, et afin d’utiliser 100 à 150 fois (!) mieux l’uranium naturel (Unat) en produisant moins de déchets hautement radioactifs, le temps est venu de lancer en France la nouvelle filière nucléaire surgénérateurs durables dits « à neutrons rapides » (RNR) de quatrième génération.
Pourquoi des RNR ?
Bien qu’aujourd’hui encore abondantes, les réserves d’Unat pour les réacteurs dits « à neutrons lents » (RNL) de la deuxième et troisième génération actuelle pourraient s’amenuiser vers 2050 car cette technologie en « gaspille » 99%. Elle utilise en effet moins de 1% de l’Unat, alors que les surgénérateurs en utilisent 100%.
Ainsi, ces « surgénérateurs » (fonctionnant avec de l’uranium ou éventuellement du thorium, mais moins performant pour la surgénération) rendraient durables et abondantes pendant des milliers d’années la production d’électricité nucléaire française et mondiale.
Pourquoi maintenant ?
Il est nécessaire de lancer maintenant cette nouvelle filière de « RNR » afin d’être prêt vers 2050 pour au moins trois raisons principales :
- Cette nouvelle génération (à l’uranium ou au thorium) qui prendra la suite des RNL nécessitera une transition (un tuilage) d’environ un siècle avec les RNL qui fourniront le combustible de démarrage des surgénérateurs (le plutonium) en quantité suffisante. Il faut donc commencer maintenant pour être prêt… pour la fin du siècle,
- Il s’agit de conserver en France le savoir-faire industriel de cette filière, ou de le recréer, suite aux arrêts politiques des précédents RNR existants (Phénix en 2009 et Superphénix en 1997) et en projet (ASTRID en 2019).
Or, la production massive et durable d’électricité à bas coût sans hydrocarbures reposera de plus en plus sur les réacteurs nucléaires surgénérateurs à la fin de ce siècle, et non sur les éoliennes et autres panneaux solaires dont la fourniture d’énergie restera toujours intermittente.
- Les RNR « brûlent » une grande partie de leurs propres déchets radioactifs à haute activité. Ils en produisent donc beaucoup moins pour une même quantité d’électricité produite et leur gestion en est facilitée.
Suite à la décision d’arrêter le projet ASTRID en janvier 2019, Yves Bréchet, ancien Haut-Commissaire à l’énergie Atomique, membre de l’Académie des sciences, déclarait en septembre 2019 :
« … il faut avoir une idée bien singulière de ce qu’est une filière industrielle pour penser qu’on pourra se positionner dans cette course en se contentant d’études papier qui par miracle s’incarneraient dans un objet industriel le moment venu. ».
La décision de réalisation du prototype de réacteurs à neutrons rapides (RNR) ASTRID avait été prise en 2010 sous l’impulsion initiale de Jacques Chirac, formulée dans ses « vœux aux forces vives de la nation » prononcés le 5 janvier 2006 : « Il faut travailler sur une nouvelle génération de réacteurs, celle des années 2030-2040, qui produira moins de déchets et exploitera mieux les matières fissiles (…) et qui devra entrer en service en 2020 ».
C’était bien vu, mais ses successeurs ont tué le projet en 2019.
La régénération et la surgénération
En utilisant une image simple, la régénération pour une voiture consisterait à fabriquer autant de carburant qu’elle en consomme à partir de l’essence de son propre réservoir, et la surgénération à en fabriquer encore plus pour alimenter d’autres véhicules.
Un RNR, c’est pareil. Il fabrique littéralement autant, ou même plus, de matière fissile (le plutonium) qu’il n’en consomme à partir de l’Unat « inerte » contenu dans son cœur, et la partie excédentaire peut être utilisée pour démarrer d’autres RNR.
Et sa consommation d’Unat est si faible au regard de l’énergie dégagée (un million de fois plus que l’énergie chimique) que les réserves mondiales actuelles d’Unat soudain multipliées par 100 permettraient des milliers d’années de production de chaleur et d’électricité bon marché pour le monde entier.
Un autre intérêt des RNR provient de leur capacité à réduire fortement les quantités des produits radioactifs à vie longue (ceux qui restent radioactifs au-delà de 500 ans)
C’est donc une excellente filière pour réduire la radiotoxicité à long terme des déchets radioactifs.
La France a été le leader mondial du développement des RNR jusqu’au début des années 2000 avec les réacteurs Phénix et Superphénix. Elle a perdu ce rang aujourd’hui, mais elle dispose encore d’une place de premier plan dans le secteur du recyclage des combustibles pour en extraire le plutonium sans lequel le déploiement de RNR n’est pas envisageable.
Il convient donc de développer ce domaine stratégique pour assurer un développement durable de l’énergie nucléaire.
Il y a uranium et uranium…
L’uranium naturel (Unat) extrait des mines se compose de deux types d’uranium aux capacités physiques différentes : l’uranium 238 (U238) et l’uranium 235 (U235). Le premier majoritaire à 99,3% dans l’Unat n’est pas (ou peu) fissile, le deuxième est fissile et dégage de la chaleur en fissionnant mais ne représente que 0,7% de l’Unat.
Cependant, cet U235 est un don de Dieu qui permet d’utiliser l’énergie nucléaire. C’est en effet l’unique élément naturellement utilisable sur terre qui permet d’initier les réactions nucléaires ! Sans lui, sans ce 0,7% d’U235 contenu dans l’Unat, il n’y aurait aucun réacteur nucléaire.
Il faut donc actuellement importer environ 8700 tonnes d’Unat par an pour confectionner les 1200 tonnes de combustibles dont seulement environ 50 tonnes fissionnent chaque année pour produire 70% de l’électricité en France.
Donc seulement 0,6 % de l’Unat (50/8700) extrait du sol est utilisé directement ou indirectement pour faire de l’électricité ! (Une partie s’est transformée auparavant en d’autres éléments avant de fissionner).
Or, pour améliorer radicalement ce piètre rendement, il n’existe qu’une seule voie : la régénération, ou mieux encore la surgénération, réalisable uniquement avec des RNR ou éventuellement des réacteurs au thorium. Et les deux utilisent initialement comme combustible le plutonium produit dans les RNL, pendant presque un siècle en parallèle, avant de devenir « autonomes ».
La technologie RNR existe déjà depuis longtemps puisque le premier réacteur nucléaire au monde qui produisit de l’électricité en 1951 était un RNR ! Il a été arrêté en 1964.
Jusqu’à présent, 15 RNR expérimentaux et 17 RNR électrogènes ont fonctionné dans le monde.
Aujourd’hui, 3 RNR électrogènes fonctionnent et 3 sont en construction dans le monde (Russie, Inde, Chine).
Mais l’uranium étant abondant et bon marché (100$/kg) au siècle précédent, cette technologie a été supplantée par les RNL adaptables aux sous-marins et produisant une électricité environ 30% moins chère. Environ 430 RNL sont opérationnels aujourd’hui dans le monde et une cinquantaine sont en construction.
Disponibilité de l’Unat
Les ressources économiquement exploitables d’Unat pour les RNL s’épuiseront probablement avant le siècle prochain entrainant une extinction progressive de l’énergie nucléaire si rien n’est entrepris.
Sur le long terme (après 2100), si les RNR commencent à être déployés industriellement avant 2050 et avec une croissance modérée du nucléaire (1,6% annuel), la demande cumulée en Unat correspondrait juste à la totalité des ressources identifiées, ou raisonnablement assurées aujourd’hui à un coût inférieur à 130 $/kg.
De plus, le développement de l’énergie nucléaire pourrait-être accru par la mise en œuvre d’applications non électrogènes (chauffage urbain, production d’hydrogène,…).
Mais les surgénérateurs nécessitent de disposer de plutonium.
Des stocks de plutonium déjà séparé existent seulement en France et au Royaume Uni et ils peuvent servir à initier le développement des RNR. Pour les autres pays, seul le traitement des combustibles usés des RNL pour en extraire le plutonium permettra le démarrage des RNR. Quelques-uns pourraient être démarrés avec de l'uranium enrichi (RNR-U235) pour pallier le manque provisoire de plutonium, mais cet artifice n’est pas suffisant pour être à la hauteur des besoins.
Des ressources « non conventionnelles » ?
Il existe aussi des ressources dites « non conventionnelles » et « secondaires » d’Unat dont l’apport à l’approvisionnement mondial en uranium serait marginal et coûteux.
L’extraction théoriquement possible de l’Unat contenu dans l’eau de mer (dont la concentration moyenne d’uranium est de 3 microgrammes par kilogramme) restera une chimère compte tenu des quantités faramineuses d’eau de mer à traiter et de matériaux à mettre en œuvre dans les procédés pour pouvoir approvisionner le parc mondial de réacteurs. A titre d’exemple, pour récupérer les 60 000 tonnes d’uranium consommée annuellement dans le monde actuellement, il faudrait récupérer 100 % de tout l’uranium contenu dans un volume égal à 5 fois celui de la manche, et cela tous les ans !
Des ressources insoupçonnées apparaitront peut-être en redynamisant les efforts de prospection, mais il serait bien imprudent et même dangereux de miser sur des découvertes susceptibles de modifier radicalement cette échéance de raréfaction de l’Unat pour la fin du siècle.
D’autant plus que les producteurs d’électricité ne se lanceront pas dans la construction de nouveaux réacteurs nucléaires s’ils n’ont pas l’assurance de pouvoir les alimenter en combustible à des prix raisonnables pendant leur durée de fonctionnement.
Un réacteur EPR, par exemple, est conçu pour produire de l’électricité pendant au moins 60 ans (peut-être 80 ou 100 ans) et doit avoir la garantie de pouvoir s’alimenter en uranium.
Si un programme de déploiement de surgénérateurs à une échelle industrielle n’est pas mis en place dès maintenant, des tensions pourraient donc apparaitre sur l’approvisionnement en Unat au tournant de ce siècle.
Des RNR : à quelle échéance ?
En France, il s’est écoulé 20 ans entre le démarrage du premier réacteur expérimental Rapsodie en janvier 1967 et la mise en service du premier grand RNR industriel Superphénix en janvier 1987, malgré un programme ambitieux réalisé grâce à l’impulsion volontariste des grands décideurs de l’époque, et un contexte réglementaire et économique meilleur qu’aujourd’hui.
Malgré les progrès dans les méthodes et outils de conception, il faudrait aujourd’hui probablement davantage de temps pour effectuer le même parcours.
Or, la période de coexistence (tuilage) pour assurer la transition entre les RNL et les RNR sera au minimum de 70 ans pour acquérir le plutonium nécessaire.
Le rythme de déploiement des RNR sera limité par les capacités de traitement des combustibles et par la disponibilité du plutonium. Ce goulot d’étranglement pourrait conduire à poursuivre la mise en service de RNL à la place de RNR, faute de quantités suffisantes de plutonium pour les alimenter.
La France possède aujourd’hui un stock important de plutonium séparé (environ 60 tonnes) et dispose de capacités industrielles de traitement-recyclage performant. Elle tirerait un grand bénéfice à engager dès maintenant un programme ambitieux de développement des RNR à une échelle industrielle, avec pour objectif un début de mise en service des premiers grands réacteurs électrogène avant 2050.
Cela passe par le lancement d’un démonstrateur au plus tôt et sa réalisation à brève échéance, ainsi que par la préparation du traitement des combustibles usés des futurs RNR.
Une vision stratégique de l’énergie
Le Commissariat à l’énergie atomique (CEA) préconise « de ne pas différer trop au-delà de 2040 le déploiement des premiers RNR » dans la conclusion de son étude de décembre 2012.
Les RNR surgénérateurs déployés industriellement avant 2050 constituent l’unique possibilité de maintenir durablement la production d’énergie nucléaire qui deviendra progressivement le socle mondial de la production d’électricité à la fin de ce siècle.
Or, la grande inertie qui caractérise la mise à l’équilibre de ces systèmes et les constantes de temps liées la mise en œuvre industrielle des installations nucléaires plaident pour un déploiement au plus tôt des RNR.
A défaut de prendre conscience de cette urgence malgré les échéances lointaines, la France ne sera pas au rendez-vous du futur énergétique du monde, alors qu’elle possède encore aujourd’hui trois excellents atouts pour se lancer maintenant dans un programme volontariste de RNR surgénérateurs :
- Sa grande maitrise de la technologie des RNR au sodium parmi les plus étendues au monde,
- Son expérience unique acquise depuis plus de 30 ans sur le traitement des combustibles usés et le recyclage du plutonium,
- La possession sur son sol non seulement de plutonium séparé en quantités suffisantes pour démarrer 4 ou 5 RNR, mais aussi son « carburant » avec un remarquable stock d’uranium appauvri (plus de 450 000 tonnes prévues en 2040) qui assurera la production autonome d’électricité nucléaire en France pour plusieurs milliers d’années.
En doublant sa consommation actuelle de seulement 50 tonnes d’Unat par an, et donc en doublant aussi la production d’électricité, la France serait encore autonome pendant plus de 4000 ans !...
Aucun pays au monde ne rassemble de tels atouts. La technologie existe, les compétences aussi (pour le moment).
Reste la volonté politique.
« Pourvu que nous vienne un homme (d’Etat) aux portes de la cité » (chanson de Jacques Brel)
(…)
Pourvu que nous vienne un homme
Aux portes de la cité
Et qui ne soit pas un baume
Mais une force, une clarté
(…)
Et qu’il rechasse du temple
L’écrivain sans opinion
Marchand de riens
Marchand d’émotions
Cet article a été écrit à partir du document de Dominique Grenèche « Les réacteurs à neutrons rapides : pourquoi, comment, quand. Synthèse historique et technique. Perspectives de développement » beaucoup plus complet (18 pages). Ce document peut être librement obtenu en s’adressant directement à l’auteur :
Dominique Grenêche est aussi l’auteur du livre « Histoire et techniques des réacteurs nucléaires et de leurs combustibles »(750 pages) .