Électricité : comment en est-on arrivé là ?
Par Michel Gay
Les prix de l’électricité se sont envolés ces dernières année et l’Europe est plongée dans une grave crise énergétique. La guerre en Ukraine n’explique pas tout. La dérégulation du secteur ainsi que les énergies renouvelables intermittentes, notamment éoliennes et solaires, contribuent aussi au fiasco actuel.
Et ce n’est pas fini puisque la France et l’Europe ont prévu de persister dans leurs erreurs dogmatiques et même d’appuyer sur l’accélérateur pour développer les éoliennes et les panneaux photovoltaïques dans la future loi de programmation pluriannuelle de l’énergie.
Comment en est-on arrivé là ?
L’électricité n’est pas un bien comme un autre, c’est un service public
La principale motivation pour créer un marché européen de l’électricité était de faire profiter le consommateur d’un prix le plus bas possible. La libéralisation du marché devait permettre d’accentuer les échanges et de faire baisser les prix après la vague de nationalisations de l’après-guerre permettant d’engager de gros investissements pour le long terme.
En France, la loi de 1946 a conduit à la nationalisation de 1300 entreprises et la création d’Électricité de France (EDF) ayant un monopole d’importation et d’exportation, de transport, de production et de distribution. Le programme nucléaire est accéléré en 1974 au moment des chocs pétroliers, avec la construction de 58 réacteurs.
A cette époque, EDF symbolise le service public bien géré.
Dès la fin des années 1950, un début d’interconnexion entre les pays permet un secours mutuel grâce à un marché au jour le jour, entre l’Allemagne, la France et la Suisse, avec un prix fixé toutes les heures, à Bâle.
Aujourd’hui, 30 pays sont interconnectés en Europe et même au-delà, avec la Norvège et la Turquie, ce qui représente plus de 500 millions d’habitants.
Un grand marché s’est installé
Dans les années 1980, la Commission européenne rappelle la nécessité de respecter l’article 90 du traité de Rome : l’électricité doit être considérée comme une marchandise et la concurrence doit s’appliquer à tous.
L’époque est alors très libérale.
Les industriels réclament donc la suppression des barrières à l’entrée des marchés des autres pays. En effet, ceux qui voulaient acheter de l’électricité à EDF ne le pouvaient pas car ils devaient passer par leurs monopoles nationaux.
L’ouverture du marché des télécoms à la concurrence, dans les années 1990, et sa réussite dans la téléphonie mobile, a ouvert la voie.
De nombreux pays regardaient avec intérêt les évolutions en Grande-Bretagne où, en 1984, Margaret Thatcher a mis fin au monopole public de l’électricité pour casser le pouvoir syndical du charbon et du gaz.
Les pays européens ont suivi cette voie libérale.
La première directive sur l’électricité de 1996 supprime le monopole d’importation-exportation, puis celui de la production et de la fourniture d’électricité, afin que tous les acteurs puissent produire et vendre de l’électricité. Elle ouvre ensuite le réseau à la concurrence.
En France, la Commission de régulation de l’énergie (CRE) voit le jour. Un marché « « spot » est créé pour échanger de l’électricité. Il reste cependant possible de négocier son électricité en dehors de ce marché.
Auparavant, les dirigeants d’EDF établissaient un prix moyen, variable selon les heures creuses et pleines, selon le coût estimé des centrales électriques (hydrauliques, fioul ou nucléaires).
Or, cette façon de procéder n’avait plus de sens dès lors que les prix n’étaient plus régulés et évoluaient toutes les heures selon un système d’enchères.
Aujourd’hui, la loi du marché a imposé que les prix de l’électricité soient couplés à celui du gaz selon un « ordre de mérite ». Un opérateur n’accepte de faire tourner sa centrale que lorsque celle-ci est rentable. Elle doit couvrir au moins ses coûts de combustible.
La dernière centrale la plus coûteuse mise en fonctionnement pour répondre au besoin du marché détermine donc le prix de l’électricité. C’est généralement une centrale à gaz dont le coût de production d’électricité a explosé, notamment à cause de la guerre en Ukraine.
Une crise prévisible
Le marché a déjà prouvé son inefficacité à plusieurs reprises. Dans les années 2000, le prix de l’électricité « au gaz » était bas et défiait toute concurrence. Les rivaux d’EDF gagnaient alors des parts de marché et la Commission européenne n’y trouvait alors rien à redire.
Mais, en 2004, la situation s’est inversée. Les concurrents d’EDF achetaient leur électricité « au gaz » beaucoup plus cher que celle produite à base de nucléaire et ne pouvaient plus rivaliser avec EDF.
Étrangement, dans ce cas, la Commission s’est émue de cette concurrence. Elle est intervenue pour modifier ce marché qui ne fonctionnait pas puisque les entrants ne pouvaient plus gagner des parts de marché.
En réaction, le gouvernement français a créé en 2008 la commission Champsaur qui a rédigé un rapport en 2009. Un an plus tard, la loi NOME (Nouvelle Organisation du Marché de l’Électricité) visait à favoriser la concurrence.
Ainsi est née l’ARENH (Accès Régulé à l’Électricité Nucléaire Historique) qui forçait EDF à vendre à ses concurrents 100 térawattheures (TWh) de sa production d’électricité à prix coûtant. D’abord à 40 euros le mégawattheure (MWh), puis à 42 euros afin de les aider à s’installer sur le marché français.
Quelques rares fournisseurs alternatifs, comme Total ou Engie, ont investi. Mais beaucoup se sont contentés de s’installer en « traders » en achetant de l’électricité nucléaire d’EDF ou sur les marchés de gros, et de la revendre au détail aux clients, avec bénéfice, à des prix peu différents des prix réglementés d’EDF.
L’objectif de ce marché de l’électricité, « faussé » par la Commission européenne, avait pour principal objectif de faire émerger les énergies renouvelables intermittentes, notamment éoliennes et solaires, avec la mise en place de prix d’achat garantis.
Un investissement éolien ou solaire pouvait, être rémunéré à hauteur de 150 ou 200 euros le MWh sur quinze ans, voire davantage, contre 50 euros sur le marché. La différence était compensée par une taxe intérieure sur la consommation finale d’énergie (TICFE) de 22 euros par MWh qui a ensuite été intégré dans le budget de l’État pour limiter la hausse du tarif réglementé de vente.
Mais ces subventions des énergies renouvelables ont perturbé le marché.
L’échec du marché de l’électricité
Cette approche idéologique est un échec car le marché n’envoie pas les bons signaux pour les investissements de long terme. Fixer le prix en fonction du coût variable d’une énergie sans se préoccuper du long terme ne peut pas fonctionner. L’électricité n’est pas un bien comme un autre, c’est un service public qui ne se stocke pas à grande échelle, avec des contraintes physiques sur les réseaux.
Il y a par ailleurs une contradiction interne au libéralisme de l’Europe. Les politiques énergétiques sont une prérogative nationale, mais la Commission européenne organise une concurrence sur un marché ou les choix nationaux, et donc les coûts de production, sont différents. Il est donc difficile de faire converger les prix au niveau du consommateur.
Faut-il moins de marché ?
Moins de marché et plus de régulation seront nécessaires pour planifier des investissements de production d’électricité à long terme. La gestion à flux tendus qu’implique le marché n’est pas durable. Le marché n’aime pas les surcapacités coûteuses peu ou jamais employées qui sont pourtant nécessaires pour faire face aux situations exceptionnelles. C’est la prime d’assurance qu’une nation doit accepter de payer pour éviter les coupures de courant, voire une dramatique panne généralisée d’électricité par effondrement du réseau (« black-out »).
Voilà comment la France et l’Europe en sont arrivées là : par un mélange d’impéritie politique et d’idéologie antinucléaire avec un vague relent de décroissance voulue en s’attaquant violemment à la production d’énergie, et notamment à l’électricité, qui est le sang de l’industrie et de la prospérité occidentale.