A quand le « black-out » européen ?

Par Dominique Finon et Michel Gay

Alors qu’une perturbation de quelques heures sur le réseau téléphonique d’Orange le 2 juin 2021 a mis en émoi la France, les incidents dus au développement de l’éolien et du solaire photovoltaïque (PV) sur les réseaux électriques tendent à augmenter en Europe dans une indifférence coupable.

Nos dirigeants s’offusquent du disfonctionnement de l’opérateur Orange mais œuvrent par ailleurs à créer les conditions de pannes beaucoup plus graves par coupure généralisée d’électricité (black-out) en France et en Europe. Quelques heures de coupures d’électricité auraient des conséquences humaines autrement plus importantes (plus de téléphone, plus d’informatique…), et un coût économique se chiffrant en milliards d’euros. Mais l’aveuglement règne.

Les incidents proviennent de l’instabilité

Les énergies intermittentes (EnRI) posent deux problèmes principaux :

  • la variabilité de leurs productions non pilotables impose un « soutien » par des moyens flexibles complémentaires,
  • l’instabilité en fréquence et tension du système électrique quand leurs productions dépassent 30% d’électricité sur le réseau.

Un black-out national, voire européen, est de plus en plus envisagé par les électriciens qui proposent de ralentir, voire d’arrêter, le développement des EnRI.

Le 8 janvier 2021, le réseau électrique européen a frôlé une panne majeure. Le système intégré de Lisbonne à Istanbul s'est scindé en deux pour maintenir la fréquence à 50 hertz (tout écart pouvant endommager les équipements qui y sont connectés). Le problème a pris naissance en Croatie. Il a entraîné des coupures auprès de 200 000 foyers et a touché de nombreux sites industriels à travers l'Europe (dont la France).

Cette fragilité du réseau européen résulte de la réduction des capacités pilotables lié au développement des énergies renouvelables.

L'Europe a aussi été proche d'une panne majeure en 2006. Plus de 15 millions de ménages européens ont été plongés dans le noir pendant plusieurs heures. L'incident a été provoqué par l'interruption d'une ligne à haute tension sur le fleuve Ems (pour laisser passer un paquebot sortant d'un chantier naval). L'instabilité a été aggravée par la mise en sécurité de nombreuses éoliennes en Allemagne, puis s'est transmise sur les réseaux français, belge, néerlandais et polonais.

La Grande Bretagne a connu le 9 août 2019 un black-out régional touchant plus d’un million de consommateurs suite à l’arrêt brutal de l’installation d’éoliennes en mer « Hornsea 1 » conjugué avec l’arrêt d'un cycle combiné à gaz de 640 mégawatts (MW) après un coup de foudre. La fréquence du réseau électrique est passée en dessous de 50 hertz. Le gestionnaire de réseau de transport a activé des générateurs de secours pour équilibrer le système et les opérateurs locaux ont automatiquement déconnecté certains consommateurs afin d'éviter un black-out à l'échelle nationale.

Plusieurs « brown out » dans le monde

Des délestages tournants (« brown-out ») ont eu lieu pendant la canicule d'août 2020 en Californie à cause d’une baisse de production éolienne et solaire le soir et par manque de capacité de stockage.

Ce fut le cas aussi au Texas en février 2021 par manque de production des centrales solaires et éoliennes affectée par le gel.

En 2016, l’Australie du Sud qui a misé sur l'éolien, et qui venait juste de fermer une grande centrale au charbon, a dû aussi délester faute de stockage et d'équipements de secours. Elle s'est depuis équipée d'une capacité de batteries Li-ion de 100 MW et de… nouvelles centrales au gaz.

En Europe, les fermetures programmées de centrales pilotables au charbon et nucléaires en Allemagne, en France, en Belgique et ailleurs, supposées être remplacées par des EnRI, sont inquiétantes.

Une note de France Stratégie intitulée « Quelle sécurité d'approvisionnement électrique en Europe à l'horizon 2030 ? » souligne l'éventualité de défaillances des systèmes électriques européens, et notamment du système français. Des objectifs « ambitieux » (irréalistes ?) de développement d’ENRI ont été décidés alors que les solutions de pilotage et d'effacements des consommations, de capacités de stockage et, plus généralement, de flexibilité restent insuffisamment développées.

Dans la décennie 2020, de nombreuses fermetures de centrales pilotables au charbon ou nucléaires sont programmées alors que les conséquences dangereuses de ces arrêts « politiques » ne semblent pas prises en compte, tandis que se déploient à grande échelle des EnRI.

La situation française n'est pas reluisante au vu des prévisions de fermeture de centrales pilotables et de l'interdiction de construction de nouvelles centrales fossiles. La marge de réserve assurée par les centrales pilotables devient négative en 2030 (- 5 GW) pour atteindre -9 GW en 2035 avec les stockages et les effacements actuellement prévus.

Chaque pays espère pouvoir se reposer sur les autres. Ce fut récemment le cas en février 2021 en Suède qui s’est engagée dans une politique de fermeture de ses centrales au fuel et de promotion des EnRI. Pendant une vague de froid qui a entravé le fonctionnement des éoliennes, la Suède a été obligée d'importer de l'électricité produite par les centrales au charbon de ses voisins du sud (Lituanie, Allemagne, Pologne).

L'Allemagne prévoit de s'appuyer de plus en plus sur ses voisins en important de l'électricité alors qu'elle est actuellement un exportateur net vers l'Autriche, la Suisse et la Pologne, ainsi que vers les Pays-Bas. Ces derniers envoient une partie de leur électricité en Grande-Bretagne et en Belgique.

Plusieurs pays pourraient connaître des pannes d'électricité ou des « brown-out » lorsque l’Allemagne cessera d'exporter de manière régulière ses excédents.

Les marges de manœuvre se réduisent…

La capacité à assurer la sécurité d'approvisionnement en périodes critiques lors de faible production des EnRI devient d'autant plus incertaine que les systèmes sont étroitement interconnectés.

Lorsque les marges de réserve sont réduites, les déficits des uns peuvent entraîner des situations critiques pour les voisins ayant pourtant suffisamment de réserves sur leur propre territoire.

Qui pourra compter sur les systèmes voisins si ceux-ci n'ont plus de marges de réserve après la fermeture non coordonnée de capacités pilotables ? 

Le rapport du gestionnaire français du réseau (RTE) et de l’Agence internationale de l’énergie (AIE) de janvier 2021 souligne que :

« Le développement raisonnable de la flexibilité de la demande et l'appui sur les pays voisins ne suffiront plus rapidement (…). A compter de 2035, il ne sera plus possible de poursuivre l’augmentation de la part des EnRI sans développer la flexibilité de manière très significative ».

Ce rapport RTE / AIE indique qu’en 2035 en France (avec 30% prévus de production par les EnRI) « les besoins de flexibilité à la fois journalière et hebdomadaire sont multipliés par cinq par rapport à la situation actuelle en tenant compte de la baisse des capacités pilotables, afin de pallier l’augmentation de la variabilité des productions et celle des variations de fréquence ».

Les rendements des équipements coûteux qui rendent ces services de flexibilité sont aléatoires et aucun acteur n’investira dans ces conditions financières douteuses malgré les besoins croissants.

Bientôt un « black-out » ?

Aujourd’hui, chacun tente de se rassurer en constatant que le marché fonctionne encore pour passer des moments difficiles. Mais quelques experts prédisent un grave « black-out » qui modifiera les comportements.

Un espoir réside dans les mécanismes de capacités créés pour inciter à repousser la fermeture d'équipements pilotables peu rentables en payant des moyens de production… à l’arrêt, et pour susciter la création d'autres sources de flexibilité (stockage, pilotage de la demande, interconnexion).

Mais ces « artifices » permettent au mieux de repousser les fermetures tant que les revenus de long terme à attendre pour rentabiliser un investissement sont incertains.

Une profonde réforme est à engager pour recréer des marges de réserve.

 

Aujourd’hui, rien ne garantit la sécurité de fourniture en cas d'hiver froid en absence de vents sur plusieurs pays si chacun continue sa propre politique en ignorant les autres ou, pire encore, en comptant trop sur les autres en cas de difficulté chez soi !

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