Plutonium, mon amour ! (3/3)

Par Dominique Grenêche et Michel Gay

Troisième partie

Perspectives de développement

 

Les programmes mondiaux 

En dehors des programmes nationaux, il existe un cadre international de coopération en matière de développement de la R&D sur les RNR : le Forum international Génération IV (GIF) qui a été créé en 2001. Cet organisme rassemble aujourd’hui 13 pays, dont les principaux grands pays industriels, ainsi que Euratom. Cet organisme, mis en place en 2007 pour structurer et promouvoir le développement d’une énergie nucléaire durable, est chargé de superviser et de soutenir les travaux des pays membres de l’Union Européenne, notamment au travers de sa « plateforme technologique pour un nucléaire durable » SNETP (Sustainable Nuclear Energy Technology Platform) dans laquelle la France est présente.

Dans le domaine des RNR, les différents pays peuvent être classés en quatre catégories :

  1. Les pays engagés de façon très volontariste dans le développement aussi proche que possible d’un parc de RNR surgénérateurs : Russie, Chine et Inde (mais ce pays manque de capacités financières pour mettre en œuvre ses projets) ; 
  2. Les pays qui ont nettement différé la date de ce développement : la France avec la décision récente d’interrompre le projet de réacteur de démonstration ASTRID (et d’ailleurs simplement isogénérateur) et le Japon qui a été contraint de geler son ambitieux programme à la suite de l’accident de Fukushima de 2011 ;
  3. Les pays qui ont un programme nucléaire important mais qui n’ont aucune stratégie nationale pour le déploiement de RNR : USA et Grande Bretagne ;
  4. Les autres pays membres du GIF dont certains réalisent quelques programmes de R&D sur les RNR (comme la Corée ou la Suisse) mais qui n’ont pas de vision précise de leur déploiement.

Ce découpage schématique montre bien que la France, qui fut le leader mondial du développement des RNR jusqu’au tournant du siècle dernier, a perdu ce rang aujourd’hui. Elle dispose toutefois encore aujourd’hui d’une place de premier plan dans le secteur du traitement recyclage des combustibles sans lequel le déploiement de RNR n’est pas envisageable. Il convient donc de maintenir des efforts soutenus de R&D dans ce domaine stratégique qui seul, permet d’assurer un développement durable de l’énergie nucléaire.  

Les scénarios concernant la disponibilité de l’uranium naturel (Unat)

Les ressources potentiellement exploitables augmentent avec le prix de marché de l’uranium. L’Unat se négocie ces dernières années entre 50 $/KgU et 100 $/KgU pour les contrats à long terme, mais la tendance récente est à la hausse.

Pour ce qui concerne les ressources en Unat, le « livre rouge » publié régulièrement par l’AIEA-OCDE fait autorité. Dans sa dernière édition de 2020, il est indiqué que les ressources conventionnelles identifiées à un prix maximum de 130 $/kg sont de l’ordre de 6 millions de tonnes d’uranium.

En y ajoutant les ressources « raisonnablement assurée », on arrive à 10 millions de tonnes.

En ajoutant également les ressources présumées (ou « inférées »), le total atteint 12 millions de tonnes d’uranium pouvant probablement être extraites du sol à un prix inférieur à 130 $KgU.

En doublant ce prix (< 260 $/KgU), la ressource atteint environ 15 millions de tonnes, dont 8 millions de tonnes de ressources identifiées.

Il existe peut-être d’autres gisements d’uranium inconnus à ce jour, mais si c’est le cas, ils sont situés dans des régions isolées ou à grande profondeur (> 3000 m), ou les deux à la fois, et les procédés d’extraction seront certainement plus complexes.

Ressources non conventionnelles

Il existe aussi des ressources dites « non conventionnelles » terrestres qui sont définies dans le « livre rouge » comme ressources à très faible teneur ou celles dont l'uranium n'est récupérable qu'en tant que sous-produit ou coproduit mineur.

Il s’agit de roches phosphatées, de minerais non ferreux, de carbonatite, de monazite, de schistes noirs, de lignite, ou même de cendres de charbon. S’il fallait procéder à l’extraction d’uranium à partir de ressources ayant une teneur en uranium aussi faible, leur apport à l’approvisionnement mondial en uranium serait marginal, d’autant plus que la plupart ne peuvent être que des flux qui sont par nature limités par la production de la ressource principale. C’est par exemple le cas des phosphates dont la quantité totale est estimée à 4 millions de tonnes et dont le flux annuel de production d’uranium serait limité 10 000 tonnes par an (le coût d’une extraction seule sans valorisation de l’acide phosphorique serait prohibitif).

Il existe aussi les ressources en uranium naturel dites « secondaires » constituées essentiellement de l’uranium appauvri issu des usines d’enrichissement (environ 2 millions de tonnes d’uranium aujourd’hui, dont 350 000 tonnes en France). Leur teneur résiduelle en U235 est en moyenne de 0,25 %. Le réenrichissement de ces 2 Mt permettrait donc d’obtenir environ 0,5 Mt d’uranium à une teneur en U235 égale à celle de l’Unat (0,71%) en supposant un taux de rejet des usines d’enrichissement de 0,1 % et une capacité d’enrichissement égale à une quinzaine de fois la capacité mondiale annuelle disponible aujourd’hui (autour de 60 millions d’UTS).

Compte tenu de ces chiffres, ces sources « non conventionnelles » et secondaires ne pourront servir que d’appoint pour l’approvisionnement mondial en Unat, et en acceptant de payer nettement plus cher l’uranium enrichi issu de ces opérations.

La mer

Enfin, il faut mentionner l’extraction théoriquement possible de l’uranium contenu dans l’eau de mer dont la concentration moyenne d’uranium en masse d’un microgramme par kilogramme. Cela conduit à une masse totale de 4,5 milliards de tonnes dans l’ensemble des mers et océans de la planète, ce qui fait miroiter une ressource pratiquement inépuisable d’uranium.

Malheureusement, il est illusoire de pouvoir exploiter un jour une telle ressource dans des conditions économiques raisonnables, compte tenu des quantités faramineuses d’eau de mer qu’il faudrait traiter, mais aussi des quantités phénoménales de matériaux à mettre en œuvre dans les procédés pour pouvoir approvisionner le parc mondial de réacteurs.

A titre d’exemple pour fournir la quantité annuelle d’Unat nécessaire à l’alimentation du parc mondial actuel de réacteurs nucléaires, soit environ 60 000 tonnes, il faudrait traiter chaque année 4 à 5 fois le volume d’eau de la Manche en supposant un rendement d’extraction de 100 %. Il faudrait aussi mettre en œuvre des centaines de millions de tonnes d’adsorbants plongés dans l’eau de mer en y associant toutes les infrastructures, ainsi que la logistique maritime et terrestre nécessaire à la réalisation de telles opérations.

Masao Tamada a publié en 2009 « Current status of technology for collection of uranium from seawater » dans lequel est annoncé un taux de récupération de 4 grammes par kg d’adsorbant en 2 mois, ce qui correspond à la fabrication (ou au recyclage), à la manipulation, et au traitement de 90 millions de tonnes d’adsorbants par an.    

Ce n’est pas réaliste.

Projection de déploiement

Les projections en matière de demande mondiale d’uranium dépendent des scénarios de développement des réacteurs nucléaires de la génération actuelle, essentiellement à eau légère (90 % de la puissance mondiale installée). Leur consommation moyenne est d’environ 23 tonnes d’Unat/TWhe ce qui fait une consommation mondiale annuelle d’environ 60 000 tonnes d’Unat pour les 2650 TWhe environ produits chaque année par le nucléaire sur une production mondiale d’électricité d’environ 28.000 TWhe.

En supposant au cours de ce siècle (jusqu’en 2100) un taux de croissance de nouvelles capacités de production nucléaire égal à 1,6 % (moyenne des taux observés ces dix dernières années) conduit à une consommation cumulée en 2100 de 10 millions de tonnes, ce qui correspond à la totalité des ressources en Unat raisonnablement assurées aujourd’hui à un coût inférieur à 130 $/Kg.

Pourtant, cette hypothèse de croissance modeste correspond à 620 GWe de puissance installée en 2050, ce qui ne représente qu’une augmentation d’environ 55 % par rapport à celle installée aujourd’hui qui est proche de 400 GWe. C’est nettement inférieur aux 800 GWe prévus par l’AIEA dans son hypothèse haute.

De plus, le taux de croissance de l’énergie nucléaire destinée à la production électrique pourrait-être accru par le la mise en œuvre d’applications non électrogènes de cette énergie (chaleur, dessalement d’eau de mer,…). Ce scénario conduit à une puissance installée de 1350 GWe à l’horizon 2100, soit 3,5… fois celle d’aujourd’hui !

Mais même en supposant un taux croissance de seulement 1 % par an à partir de 2050, qui conduit à une puissance installée de 1000 GWe en 2100 (2,6 fois celle d’aujourd’hui), la consommation cumulée atteint encore 9 millions de tonnes d’uranium en 2100, ce qui dépasse les ressources conventionnelles identifiées aujourd’hui à un coût d’extraction inférieur à 130 $/kgU.

Il serait imprudent de miser sur des découvertes majeures de nouvelles ressources en uranium susceptibles de modifier radicalement cette échéance.

En définitive, il apparait donc qu’une raréfaction des ressources en uranium économiquement exploitables se profile à la fin de ce siècle, ou au début du siècle prochain, compte tenu des données disponibles actuellement sur les ressources en Unat, et des prévisions même les plus raisonnables du développement mondial de l’énergie nucléaire.

Cette situation pourrait conduire à cet horizon à des tensions sur les approvisionnements en Unat, et ceci d’autant plus que cette échéance inéluctable d’épuisement des ressources exploitables en uranium sera forcément précédée par un phénomène d’anticipation de la part des producteurs d’énergie.

En effet, ceux-ci ne voudront pas se lancer dans la construction de nouveaux réacteurs nucléaires s’ils n’ont pas suffisamment d’assurance de pouvoir les alimenter en combustible à des prix raisonnables pendant leur durée de fonctionnement.

Rappel : un EPR est conçu pour produire de l’électricité pendant au moins 60 ans (peut-être 80 ans ou plus). Pendant cette longue période d’exploitation, les producteurs doivent avoir la garantie de pouvoir s’alimenter en uranium.

D’où la nécessité de prévoir et de mettre en place dès maintenant un programme de déploiement de RNR surgénérateur à une échelle industrielle.

Les RNR : à quelle échéance ?

Dans la phase de démarrage d’un parc de RNR, ces derniers utilisent le Pu issu du traitement du combustible des réacteurs à eau (ou éventuellement du Pu séparé déjà disponible en stock).

Un cœur de RNR nécessite environ 6 à 8 tonnes de Pu pour un GWe installé (quantité valable pour du Pu de composition isotopique égale celle du Pu contenu dans des combustibles usés de type REP, soit de l’ordre de 50 à 55 % de Pu239, 23 à 24 % de Pu240, 13 à 15 % de Pu241, 5 à 7 % de Pu242). 

Il faut donc au total une quinzaine de tonnes au minimum dans l’ensemble du cycle en prenant en compte les matières immobilisées à la fabrication, en réacteur, au refroidissement et dans l’usine de recyclage et de fabrication des combustibles contenant la matière fissile récupérée par ces opérations (combustible MOX).

Si le RNR est isogénérateur, il fabrique le Pu nécessaire à sa propre consommation et, une fois démarré, il ne consomme plus que de l’uranium appauvri. Dans ce cas, le démarrage de nouveaux RNR repose sur un nouvel apport de Pu issu des RNL.

Si le réacteur est surgénérateur, il fabrique plus de Pu qu’il n’en consomme et le Pu excédentaire peut être utilisé pour démarrer d’autres RNR.

Les enseignements suivants peuvent être tirés d’une vingtaine d’études en ne retenant que les scénarios les moins extrêmes concernant les hypothèses faites :

 Même dans les scénarios qui envisagent un taux de pénétration des RNR élevé, et de bonnes performances des temps de doublement, la période de transition entre les RNL et les RNR est d’environ… un siècle ! (au minimum de 60 à 70 ans).

Le rythme de déploiement des RNR sera freiné par la disponibilité du Pu (le temps de doublement) et limité par les capacités raisonnablement envisageables de traitement des combustibles.

Dans les cas d’une forte croissance de la demande d’énergie nucléaire, ces contraintes limiteront le taux d’introduction des RNR et pourront donc conduire à poursuivre la mise en service de RNL à la place de RNR qui ne pourront démarrer faute de quantités suffisantes de Pu pour les alimenter.

 Au plan mondial et sur le long terme (> 2100), la demande cumulée en uranium naturel ne peut être stabilisée à un niveau inférieur à 15 millions de tonnes que si les RNR commencent à être déployés avant le milieu de ce siècle, et pour une croissance modérée du nucléaire (entre 1% et 1,5% par an).

On peut se référer à l’un des scénarios considérés dans l’étude prospective sur les besoins mondiaux en énergie dans lequel le nucléaire prend une part significative, avec une production en 2050 égale à 2,5 fois celle d’aujourd’hui, soit 6500 TWhe (elle est d’’environ 2600 TWhe par an actuellement), et 15 000 TWhe en 2100. Ce scénario « C2 » a été étudié par le CEA et les résultats montrent que cette stabilisation à 15 millions de tonnes d’Unat apparait dans la première moitié du siècle prochain.

 En dehors des stocks existants de Pu séparé (qui n’existent qu’en France et au Royaume Uni), seul le traitement des combustibles usés des RNL permet le démarrage des RNR.

Quelques-uns pourraient néanmoins être démarrés avec de l'uranium enrichi (RNR-U235), pour pallier le manque provisoire de Pu. Mais cela devrait rester une exception coûteuse et l’intérêt d’une telle option en termes de limitation de la consommation cumulée d’uranium est limité dans le cas de scénarios de croissance modérée de parc nucléaire.

A titre indicatif, une étude montre que le recours aux RNR-U235 pour compenser le déficit momentané de Pu permet de réduire d’environ 10 % seulement la quantité cumulée d’Unat consommée à l’horizon 2100 pour des scénarios de croissance modérée du parc nucléaire mondial (multiplication par un facteur 2,5 de la puissance installée aujourd’hui).

 La longue période de coexistence entre RNL et RNR dans les parcs nucléaires du futur pourra en partie être assurée par un traitement adapté des combustibles usés permettant de traiter simultanément, ou successivement, des combustibles provenant des RNL et des RNR dans des installations mixtes ou dédiées. La mise en œuvre de ces installations devra être anticipée longtemps à l’avance (une dizaine d’années).

La spécificité de la France est de posséder aujourd’hui un stock important de Pu séparé (environ 60 tonnes) et de disposer de technologies et de capacités industrielles de traitement-recyclage éprouvées.

Toutes ces études montrent le bénéfice qu’il y aurait à engager dès maintenant un programme ambitieux de développement des RNR à une échelle industrielle, avec pour objectif un début de mise en service des premiers grands réacteurs avant 2050. Cela passe évidemment par la réalisation à brève échéance d’un démonstrateur mais aussi par l’élaboration d’une stratégie permettant de préparer les adaptations nécessaires des outils industriels pour gérer le cycle du combustible, notamment pour le traitement des combustibles usés des RNR.    

Conclusion

Les RNR, qui doivent être surgénérateurs de Pu, constituent l’unique possibilité de maintenir durablement la production d’énergie nucléaire en France et dans le monde, s’ils sont déployés industriellement avant le milieu de ce siècle.

Dès lors que l’énergie nucléaire est amenée à se développer, même à un rythme modeste, ne pas développer rapidement des RNR surgénérateurs conduirait inéluctablement vers son extinction progressive au début du siècle prochain faute de quantités suffisantes d’Unat économiquement exploitables.

Or, étant donné la grande inertie qui caractérise la mise à l’équilibre de ces systèmes, et compte tenu des constantes de temps liées la mise en œuvre industrielle des installations nucléaires, il est urgent de déployer des RNR surgénérateurs le plus tôt possible, faute de quoi ils ne seront pas au rendez-vous (par manque de Pu) pour succéder aux RNL.

La France possède aujourd’hui les meilleurs atouts au monde pour lancer rapidement un programme volontariste sur cette filière de RNR surgénérateurs :

  • D’abord avec sa grande maitrise de la technologie des RNR au sodium,
  • par sa grande expérience sur le traitement de combustibles usés et le recyclage du Pu qu’elle a acquise depuis plus de 30 ans,
  • par la possession sur son territoire de Pu séparé en quantités suffisantes (60 tonnes) pour pouvoir démarrer 4 ou 5 RNR.

L’inventaire mondial des quantités de Pu civil séparé représente 366 tonnes, essentiellement dans 5 pays : Grande Bretagne (110 t), Russie (91 t), France (60 t), USA (50 t), Japon (47 t).

Les stocks de Pu « militaires » détenus essentiellement par la Russie (94 t) et par les USA (38 t), peuvent être ajoutés, ce qui fait un total mondial de Pu séparé qui dépasse les 500 tonnes.

La France détient sur son sol un immense stock d’uranium appauvri (plus de 350 000 tonnes à ce jour et environ 500.000 tonnes en 2050) qui constituent le « carburant » des RNR, une fois leur équilibre atteint. Ce formidable trésor « dormant » (900 milliards de tonnes d’équivalent pétrole, soit plus de trois fois les réserves mondiales actuelles de pétrole !...) peut donc assurer à la France la production autonome d’énergie nucléaire pour la production d’électricité et de chaleur pendant des milliers d’années.

Aucun pays au monde ne rassemble de tels atouts.

La technologie existe, les compétences aussi. Reste la volonté politique. Et il ne faut pas trop tarder à prendre des décision pour sécuriser ce futur qui parait lointain, sinon il restera à se lamenter en reprenant la déclaration du Général Douglas MacArthur :

« Les batailles perdues se résument en deux mots : trop tard ! »

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